En été , il nous arriva de naviguer en Mer de Barentz , entre Ostrov Belyj et
Murmansk sur la Péninsule de Kola . Un jour de juillet , un courant d'air polaire
inattendu frappa cette mer . Nous fûmes bloqués par une accumulation de glaces
et dûmes au sang-froid du capitaine et au courage de notre quartier- maître que nos
bordages ne fussent écrasés par la pression et que nous fussions précipités au royau-
me des phoques . Barentz devant nous était gelée mais le souffle polaire avait con-
tracté ses flots entre notre position et Ostrov de sorte qu'il était impossible de faire
demi-tour . Le Kritik est un bateau puissant , fait pour la grosse mer , et son étrave
est épaisse . Il nous fallait trouver une route de glaces minces que le Kritik pourrait
fracasser .
C'est Toms qui se porta volontaire . Il descendit sur la lave glacée par le sabord de
charge , armé d'une gaffe . Pendant deux jours , il sonda devant nous une Mer de
Barentz demi-solide pendant que je mettais dans les chaudières du charbon jusqu'à
la gueule et que Krant , sur la passerelle par moins trente degrés , jumelles pointées ,
joignant l'intuition à l'expérience , indiquait à Toms où ficher sa pique et où ne pas
mettre les pieds . Autour de Toms , les morceaux de glace explosaient , des pans grands
comme des murs d'église se dressaient soudain sous l'étrave . Deux fois , nous le
repêchâmes dans cette eau de cristal . On le remontait , on le séchait , on alignait devant
lui des flasques d'eau de vie et il repartait sur sa banquise comme si ce territoire ô com-
bien hostile était l'atelier où il gagnait sa croûte . Et , enfonçant tous les deux mètres
sa gaffe dans la glace , il chantait à tue-tête cette rengaine française idiote : 'Une souris
verte qui courait dans l'herbe …"
Quand enfin nous trouvâmes la mer libre , nous hissâmes le quartier-maître à bord .
Il était pratiquement mort . Toms dormit dix jours . Quand il se réveilla , nous étions
au mouillage à Murmansk .
- Krant : "Chef ! … vous savez que notre quartier-maître est un petit coeur … mais
c'est un fier ! … Toms (rarement le capitaine usait d'un prénom et quand il le faisait
- une fois tous les sept ans - c'est comme si était accroché au cou de l'impétrant le
Grand Cordon des Chevaliers Porte-Glaive) est un homme respectable …"
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